Onze lettres blanches
Gabriel Terrasse vit un « rêve éveillé ». Ce Lyonnais d'origine qui a troqué le Rhône contre la Loire, a encore peine à y croire. Coque, flotteurs, mât, foils latéraux et arrière, barre d'écoute, bras de liaison... Dans l'entrepôt mis à disposition par SECO Marine non loin du pont de Cheviré, les pièces du puzzle que Gabriel Terrasse et son équipe assemblent depuis presque quatre ans sont enfin là. Sur la coque, noire floquée d'un motif en écailles de poisson onze lettres blanches se détachent « l'Hydroptère ». Onze lettres qui poursuivent Gabriel depuis qu'étudiant à Lyon et déjà passionné de voile, il passe en 1997 par le salon nautique de Paris à la recherche de sponsors pour une régate. Il revient de la capitale sans sponsors, mais avec une image fixée dans son cerveau. Une photo l'a marqué pour toujours, celle de l'hydroptère, le bateau volant imaginé par Alain Thébault et Éric Tabarly.
Un bateau volant
Né en 1994, ce bateau hors du commun a la particularité d'avoir été conçu et construit comme un avion en utilisant des matériaux et des technologies de pointe. Car « si la coque centrale est sortie des chantiers navals de la DCN (aujourd'hui Naval Group) à Lorient, les bras de liaison, qui maintiennent la coque et les flotteurs ensemble, les foils latéraux en carbone et titane ont été construit par Airbus à Nantes, les points de jonctions en titane par Airbus à Toulouse et le foil arrière par la CNIM à la Seyne sur Mer avec des matériaux destinés aux satellites de la branche espace de Thalès » détaille Gabriel Terrasse. Dans le hangar de SECO Marine où sont entreposées les pièces, on tombe même sur des amortisseurs dérivés du train avant du Rafale Marine capables d'absorber jusqu'à 60 tonnes d'efforts. Car l'Hydroptère, bijou de technologie et d'ingénierie était destiné à aller vite, très vite, en volant au-dessus de l'eau. Ce qu'il va faire, non sans mal et non sans casse. Il faudra attendre 2009 et de nombreuses améliorations, pour qu’il devienne le premier voilier à dépasser la barrière des 50 nœuds. Avec une vitesse de pointe enregistrée à 55,5 nœuds (un peu plus de 102km/h), L’Hydroptère reste en 2023 le voilier de haute mer le plus rapide du monde.
Un « Trésor national » pour 8500 dollars
Mais n'allons pas aussi vite que l'Hydroptère. Après avoir découvert le bateau, Gabriel Terrasse, également passionné d'internet, décide d'y consacré un site internet. Nous sommes en 1998. « De fil en aiguille, mon site est devenu le site officiel du bateau », se souvient Gabriel « et il va le rester jusqu'à ce qu'Airbus rejoigne le projet et reprenne la communication en main ». L'étudiant lyonnais termine ses études de transport et logistique et continue sa vie tout en gardant un œil sur le parcours de l'Hydroptère. Jusqu'à un jour de juin 2019 ou il apprend que le bateau va être vendu aux enchères à Hawaï. Une tentative de traversée record entre Los-Angeles qui se termine mal et voilà la bête de course abandonnée sur l'île volcanique. Gabriel Terrasse travaille alors pour Sanofi dans la région de Lyon. « J'ai pris une semaine de vacances, rassemblé toutes mes économies et je suis parti à Hawaï avec l'idée d'acheter l'hydroptère. Je savais que si le bateau n'était pas vendu, il serait détruit. Pour moi c'était inconcevable d'abandonner ce que je considère comme un trésor national. » Sur place Gabriel rencontre Chris Welsh, un américain, lui aussi passionné par l'hydroptère. Au lieu de se faire concurrence, ils décident de racheter le bateau ensemble. Ce qu'ils font, pour la somme de...8500 dollars.
Boucler la boucle
En quelques mois, ils remettent le bateau en état de naviguer et le ramènent fin 2019 à San Francisco où Chris Welsh possède un chantier naval. Gabriel Terrasse plaque tout, avec l'idée de rénover le bateau aux États-unis. « J'avais déjà en tête de faire de l'Hydroptère une plateforme de recherche et développement tout en continuant à faire évoluer le bateau ». Le Covid passe par là et ralenti le projet. Le 1er mai 2020, un long article publié dans le magazine Voiles et Voiliers va lui donner un coup d'accélérateur. « Un français installé aux États-unis a lu l'article et s'est intéressé au projet. Il avait des connexions chez Airbus et nous a mis en contact avec Éric Rambaud qui travaillait au Technocentre de l’avionneur à Bouguenais ». L'intéressé, jeune retraité d’Airbus, est à présent directeur technique du projet Hydroptère 2.0, raconte : « Nous avons pu convaincre la direction du groupe de s'impliquer ». Airbus propose de rapatrier l'Hydroptère en France dans les cales du Ville de Bordeaux, un roulier qui fait la liaison entre Mobile aux États-Unis et Montoir de Bretagne. « Une façon de retrouver l'esprit collaboratif des débuts de l'Hydroptère et de boucler la boucle avec Airbus et Nantes ».
Hydroptère 2.0
Début 2021, les premières pièces du bateau arrivent à Saint-Nazaire. Le 11 mars de la même année à Nantes, Gabriel Terrasse lance Hydroptère 2.0 qui doit faire du bateau de course une plateforme R&D. Quelques jours plus tard, une tragédie frappe l'équipe : Chris Welsh, co-propriétaire du bateau, décède brutalement. Entre le printemps 2021 et le début de l'année 2023, Gabriel Terrasse et son équipe entament un long travail de prospection et de rencontres pour impliquer de nouveaux partenaires dans leur projet. Après être restées bloquées à San Francisco, le reste des pièces peut finalement rejoindre le Golfe du Mexique par la route et être embarquées à bord du roulier d'Airbus. Elles sont arrivées le 20 février dernier à Montoir avant d'être acheminées à Nantes jusqu'au hangar de SECO Marine grâce à l'aide du groupe IDEA et d’ADEKMA levage.
L'hydroptère en images © Romain Boulanger
Un « catalyseur d'innovations »
À 46 ans, Gabriel Terrasse touche au but. Mais ce passionné qui a embarqué une vingtaine de personnes à bord de son projet le sait « ce n'est pas un truc qu'on peut faire à moitié ». Il reste encore du travail. « Nous devons d'abord faire un état des lieux global, commencer les rénovations nécessaires, puis finaliser le ré-assemblage du bateau pour qu'il puisse voler. ». En attendant, il faut poursuivre le travail, faire vivre et grandir le projet Hydroptère 2.0, « J'aimerais en faire un vrai catalyseur d'innovations, un projet exemplaire en terme de développement durable et d'égalité hommes-femmes. Nous avons déjà plusieurs contacts avec des entreprises qui souhaitent utiliser l'Hydroptère pour développer, tester et expérimenter des outils ou des technologies de pointe. Nous sommes aussi proches de la filière du transport vélique en train de naître à Nantes. Mais nous sommes toujours à la recherche de nouveaux partenaires et de sponsors qui souhaiteraient bénéficier de notre visibilité mondiale », rapporte Gabriel Terrasse.
Une mise à l'eau en 2024
Pour séduire, l'équipe compte sur un atout supplémentaire : « nous avons un deuxième bateau, l'Hydroptère.ch, une maquette à l'échelle 1/3 d'un projet de maxi-hydroptère, qui détient tous les records de vitesse de Suisse que nous mettrons à l'eau ce printemps et engagerons dans des courses comme le Tour de Belle-Île ou le Spi Ouest-France ». Une première mise en jambe avant de pourvoir, enfin, naviguer sur l'Hydroptère 2.0. « Des années à ramer avant de pouvoir voler », plaisante Éric Rambaud. La mise à l'eau est prévue pour 2024. En attendant, Gabriel Terrasse et son équipe ont déjà battu un record, celui de l'acharnement et la passion.